June 4, 2014

Chère L

Toutes les choses que j’ai envie de dire restent coincées dans les paraphrases. Je sillonne les rues à contre sens. Des pas irréversibles m’entrainent méchamment vers le haut des toitures en ruines de cette ville qui s’efface.
Mon corps disparait dans  les revers du politicien en costume noir et blanc, bien repassé.
Il faudrait une éternité pour me détacher de ce familier dérangeant.
L’autre en moi se promène librement. Éprise de cette liberté exclue, elle se permet des  débauches artsakhiennes. Il faut se remettre de cette raideur impromptue.

L’ami de V.  ne veut plus lire mes écrits. V. est insatiable, elle recoud patiemment les pages détachées de l’œuvre final, malgré l’odeur atroce qui s’en dégage. Je déteste mes mots. Je les efface régulièrement. Ça fait tellement mal, ces mots jaillis de ce vagin assassiné. 
Quand le sang commence à couler, tout chaud, là entre les jambes, je m’assois tranquillement dans ce coin doux de la cuisine. La soupe bouillonne, le manti est près. Gentiment, j’enfonce mes doigts au fin fond de l’incurable, la vulve fracassée laisse ressortir ma main rouge de plaisir et d’angoisse. Mes doigts, ravivés de ce sang,  dessinent sur cette feuille blanche ce que mes entrailles ont peur d’avouer. Le sang dégouline de cette page si mince. Je laisse couler sur le parterre, en dessous mes pieds. Je me glisse doucement sur ce liquide savoureux et ferme les yeux pour un moment éternel et hume, avec une jouissance intense, cette odeur apaisante.
Les mots glissent entre mes jambes, parfois en hâte, entortillés de rancune et d’angoisse, souvent timides, s’excusant sans cesse au passage. 
La page ne peut contenir toute la lourdeur de ce sang féminin – le flot se répand indéfiniment sur le sol, encore et encore, avide d’occuper le terrain en entier.
Par la fenêtre, tout semble si triste soudain.
Tu sembles si lointaine. Ton absence me brise. Je ne sais plus ce qui m’anéantit le plus : exister à tes côtés ou vivre sans te sentir.
Il n’y a plus de retour.
Écrire dans ce vide intolérable.
Tes lettres restent intactes
J’existe sans toi
J’existe à part toi
J’existe malgré toi
Le manti est tout chaud dans la soupe à yogourt, prêt à manger. La menthe est de rigueur. Je me lève, suce les dernières gouttes de ce sang débordé et plonge deux doigts dans le sumac.
Il faudrait prévoir ces excès d’écriture sanguinaire.


B.

No comments:

Post a Comment